Tefal, les ressorts d’un succès, 1954-1968

Tefal, les ressorts d’un succès, 1954-1968

22 mars 2024

#3. Tefal, les ressorts d’un succès, 1954-1968

Tefal fait partie des marques emblématiques du marché français. Son nom est devenu un synonyme désignant une poêle à revêtement antiadhésif ; ses produits trônent depuis des décennies en première place dans nos cuisines. Le parcours de l’entreprise est souvent cité en exemple, comme un cas d’école dans le domaine de l’analyse des stratégies marketing et du management de l’innovation. Surtout, dans ses premières décennies, il témoigne des chemins empruntés par les PME-PMI pour assurer leur croissance. Tefal nous montre que les ressorts du succès reposent sur des opportunités en termes de produits, de marchés et de partenariats au sein du tissu industriel.

Casserole Tefal, années 1960 © IHA, Coll. photographique de L’Aluminium Français, droits réservés.

L’innovation et la ménagère

Aux origines de cette success story se trouve Marc Grégoire, ingénieur en électronique à l’Office national d’études et de recherches aéronautiques (ONARA), qui, au début des années 1950, s’invente un passe-temps en forme de problème : Comment réaliser une canne à pêche en fibre de verre pour remplacer le bambou jusqu’ici utilisé ? Ses expérimentations l’amènent à rechercher un produit antiadhésif capable d’assurer le démoulage des tubes. Il a alors l’idée de recourir à un matériau relativement récent, le Téflon utilisé au sein de l’ONARA. Inventé en 1938, le Téflon est commercialisé depuis 1945 par Du Pont de Nemours, après avoir servi pendant la guerre dans le projet Manhattan pour la réalisation de joints d’étanchéité nécessaires à la production de l’uranium 235. Après plusieurs tentatives, Marc Grégoire parvient à des résultats satisfaisants en associant le Téflon à des supports en aluminium pour assurer le moulage de la fibre de verre. L’équation est enfin résolue. C’est alors qu’intervient son épouse, Colette Grégoire, qui entrevoit les perspectives apportées par les travaux de son mari. Assistant à ses expérimentations dans leur cuisine, « Mme Grégoire lui suggéra prosaïquement que, si son Téflon était aussi formidable qu’il voulait bien le dire, il devrait être capable d’empêcher une omelette de coller dans la poêle… Ce fut une révélation ! » (Revue de l’aluminium, n° 324, 1964/10, p. 1052). L’idée est lancée et « Dès le lendemain, M. Grégoire acheta une poêle en aluminium chez le quincaillier le plus proche, enduisit, selon le procédé qu’il avait mis au point, la surface intérieure de Téflon pur : la poêle Tefal était née » (idem)

Marc Grégoire dans les années 1960. Revue de l’Aluminium, n° 324, octobre 1964 et poêle

Tefal © IHA, Coll. photographique de L’Aluminium Français, droits réservés

De l’inventeur à l’industriel… par défaut

En 1954 Marc Grégoire dépose les brevets d’« une poêle qui n’attache jamais », un brevet de procédé et l’autre de produit. Son objectif est de céder à un industriel leur exploitation. Il faut souligner que l’histoire de la poêle à revêtement antiadhésif avait commencé sous les modalités d’un divertissement autour de la réalisation d’une canne à pêche novatrice. Marc Grégoire est avant tout un chercheur qui à temps perdu, aime « bricoler » sur des projets de recherche appliquée. D’ailleurs, l’invention de la « poêle qui n’attache jamais » ne le détournera pas de sa première passion. En effet, dans les inventaires de l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), on dénombre 9 brevets déposés de 1946 à 1967 par Marc Grégoire sur la thématique de la pêche.
Ce violon d’Ingres ne le prédispose pas à franchir le pas et à devenir industriel. C’est ainsi que l’inventeur contacte quelques fabricants d’ustensiles de cuisine. L’accueil est mitigé ; Marc Grégoire n’est pas pris au sérieux. Il propose ensuite à Du Pont de Nemours cette application de son matériau Téflon. Nouvel échec, le groupe nord-américain décline l’offre. Que faire de cette invention qui pourrait changer la face des pratiques culinaires ? Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Marc Grégoire fonde en 1956, avec l’appui financier de son beau-père, une société destinée à produire des poêles antiadhésives. Elle prend la dénomination sociale de Tefal, mot-valise réalisé à partir du nom des deux matériaux mis en œuvre : le TEFlon et l’ALuminium.

L’alliance du Téflon et de l’aluminium

« Après de nombreux essais sur plusieurs métaux, M. Marc Grégoire a retenu l’aluminium parce qu’il offre, après traitement de surface, les meilleures cavités d’accrochage pour le PTFE (*). En outre, il a noté – et cela est important – que l’aluminium est constamment protégé par son propre oxyde, l’alumine, tandis que d’autres métaux se détruisent en s’oxydant : un métal ferreux par exemple s’oxyde au contact de l’émulsion aqueuse de PTFE et cette oxydation est activée pendant la cuisson au four à 380 °C. De plus, la couche de PTFE, telle qu’elle est disposée dans la poêle, est poreuse et ne peut constituer une protection des métaux sous-jacents contre les agents chimiques : seul l’aluminium reste protégé par sa couche d’alumine. En outre, à cette exceptionnelle disposition à s’unir intimement avec la résine fluorée antiadhésive, l’aluminium apporte ses qualités de bonne tenue mécanique et de conductibilité thermique élevée, appréciées depuis longtemps par les ménagères. La préparation de surface est obtenue par une simple attaque chimique à l’acide chlorhydrique. Les granules de PTFE en suspension dans un mouillant pénètrent dans les cavités ainsi obtenues et, à la température de 380° C, se mêlent les unes aux autres pour former un film continu, adhérant parfaitement au métal. »

Revue de l’aluminium, n° 324, octobre 1964, p. 1055

(*) Téflon est une marque commerciale qui désigne le polytétrafluoroéthylène ou PTFE

Jackie et le déclic nord-américain

Tefal installe son usine à Sarcelles, dans la région parisienne. Les débuts sont modestes avec une production d’une centaine de poêles par jour, déclinées en deux dimensions seulement. Patiemment, l’entreprise développe sa notoriété par l’intermédiaire de démonstrateurs qui arpentent les grands magasins. Puis son réseau commercial se développe d’abord en France, puis en Belgique, Italie, Espagne et Allemagne. Son marché connaît une croissance soutenue, sa production décolle et la gamme des produits ne cesse de s’étoffer. C’est alors qu’un tournant intervient avec les débuts d’une aventure nord-américaine pleine de promesses. En décembre 1960, Tefal présente ses produits à New-York dans le principal grand magasin, celui de l’enseigne Macy’s. Un événement va alors apporter une formidable publicité à la marque. Un photographe immortalise Jackie Kennedy, la future première dame, sortant du magasin de Manhattan avec dans ses mains une poêle Tefal. Le cliché est repris par plusieurs magazines et propulse Tefal sous les feux de la rampe, sur le premier marché mondial des biens d’équipements. Un grossiste américain lui propose un contrat pour lequel il lui faut décupler sa production. La firme de Marc Grégoire est confrontée à un nouveau défi : sortir d’une fabrication jusqu’ici encore artisanale pour aborder l’industrialisation à grande échelle de sa chaîne de production.

Chargement d’un avion de la Pan American Airways avec 14 000 poêles Tefal destinées au marché nord-américain.

Revue de l’Aluminium, n° 324, octobre 1964.

L’industrie de l’aluminium et son chevalier blanc

 

Le contrat nord-américain ressemble à un cadeau empoisonné car Tefal ne dispose pas de la trésorerie nécessaire pour se moderniser et y répondre. Marc Grégoire est confronté à un cruel dilemme : renoncer aux formidables perspectives de développement ou céder l’entreprise à un groupe capable d’assurer le développement de la marque. La solution allait venir d’une alliance de circonstance, un jeu gagnant-gagnant, avec l’industrie de l’aluminium qui lui fournit son principal demi-produit : le disque en aluminium, ce disque qui est embouti pour former la poêle ou la casserole.

Schéma de l’emboutissage d’un disque en aluminium.

© IHA, Coll. photographique de L’Aluminium Français

Forges de Crans. Contrôle de disques en aluminium destinés à la production de poêles, années 1960

© IHA, Coll. photographique de L’Aluminium Français, droits réservés.

Au début des années 1960, Tefal est alimenté en disques d’aluminium par quatre producteurs français, à part égal : la Compagnie générale du duralumin et du cuivre (Cegédur), les Tréfileries et laminoirs du Havre (TLH), la Compagnie française des métaux (CFM) et les Forges de Crans (FDC). Au sein de son état-major, l’idée germe de se tourner vers ses fournisseurs pour assurer sa modernisation. Regroupant la plupart des acteurs industriels de la filière, L’Aluminium Français est d’abord sollicité. Après un premier tour de table, ce sont les Forges de Crans qui se montrent particulièrement intéressées par l’opération. Installée dans la banlieue d’Annecy depuis le début du XIXe siècle, l’entreprise familiale que dirige Jean Roux de Bézieux vient de se moderniser et de multiplier par quatre ses capacités productives. Elle est à la recherche de nouveaux marchés pour absorber les fruits de cette croissance. Les Forges de Crans propose alors à Tefal de prendre en charge le financement et la réalisation d’une nouvelle usine par le biais d’un contrat de location-vente. En échange, Tefal s’engage à s’approvisionner à hauteur de 90 % auprès du transformateur pour ses besoins en disques d’aluminium. Le marché est conclu, un terrain est choisi à Rumilly (Haute-Savoie), proche du site des Forges de Crans. Sous la férule d’un ingénieur mis à disposition par l’entreprise d’aluminium, les bâtiments de la nouvelle usine sont construits en moins de deux mois avec une superficie de 3 000 m2 contre 450 m2 disponibles à Sarcelles.

Tefal, usine de Rumilly, chaîne de production dans les années 1960

© IHA, Coll. photographique de L’Aluminium Français, droits réservés

Tefal vient de franchir un cap. Si le marché nord-américain ne répond pas à ses promesses, l’entreprise peut compter sur la France et l’Europe dans sa stratégie de développement. À grand renfort de publicité, ses ventes connaissent une croissance exponentielle. À la fin des années 1960, Tefal est devenu le premier fabricant français d’articles ménagers, produisant chaque jour une moyenne de 20 000 poêles et autres récipients culinaires antiadhésifs dans son usine de Rumilly qui emploie 250 personnes. De leur côté, les Forges de Crans ont fait une bonne affaire. En l’espace de 3-4 ans, Tefal a remboursé sa dette. Outre une participation au bénéfice, le transformateur d’aluminium a trouvé dans cet accord une stabilité de ses débouchés. Au fil des années 1960, Tefal est devenu un client de choix comme le souligne le témoignage de son responsable du service des ventes :

« Les mois où nous avions de grosses commandes de Tefal, les Forges de Crans gagnaient de l’argent et les mois où il n’y avait pas de commandes de Tefal, les Forges de Crans en perdaient. (…) C’était notre premier client. Les techniciens avaient mis au point la texture pour le Téflon et nous ne faisions que cela, tous les autres clients étaient livrés avec le même métal. Nous faisions du Tefal pour tout le monde. »
(Témoignage de Pierre Dominique, Responsable du service Vente France des Forges de Crans de 1967 à 1985, IHA, TA 183.07, 2000)

Tefal, usine de Rumilly, chaîne de production dans les années 1960

© IHA, Coll. photographique de L’Aluminium Français, droits réservés

Épilogue : de l’entreprise familiale au grand groupe français de l’électroménager

 

Ayant pris avec succès le virage de l’industrialisation et de la production de masse, Tefal n’en est pas moins confronté à la fin des années 1960 à de nouveaux défis. Dans quelques années, ses brevets qui ont fait la force de ses fabrications vont tomber dans le domaine public. Afin de consolider ses positions, Tefal doit continuer à innover, tout en diversifiant ses produits. Face à l’ampleur de la tâche, Marc Grégoire se résout finalement à céder l’entreprise familiale à un groupe industriel qui dispose des moyens nécessaires pour assurer la pérennité de la marque. C’est ainsi qu’en mai 1968 Tefal passe dans le giron de la Société d’emboutissage de Bourgogne (SEB). Une nouvelle page de son histoire s’ouvre dans les années 1970, celle de la diversification vers le petit électroménager : gaufrier électrique, croque-gaufre, crêpière électrique, appareil à raclette, etc. La PME des spécialités culinaires antiadhésives, avec d’autres marques emblématiques comme Calor, a ainsi participé à l’émergence d’un grand groupe français qui aujourd’hui est le n°1 mondial du petit équipement domestique.

Au même moment, son partenaire et fournisseur – Les Forges de Crans – se trouve devant une problématique identique. La firme savoyarde s’est modernisée à pas forcés en l’espace d’une dizaine d’années. En ayant développé ses capacités productives et sa rentabilité, elle compte au cours des années 1960 parmi les principaux acteurs de sa filière industrielle sur le territoire national. Cependant, comme Tefal, les Forges de Crans, dont l’activité est concentrée sur un seul site, demeurent une entreprise de taille intermédiaire avec 550 salariés. Or l’industrie française de l’aluminium poursuit sa concentration au cours des années 1960. Pechiney, son principal représentant, adopte une stratégie de développement vers l’aval, avec l’ambition de devenir le géant européen de la transformation des métaux non-ferreux. Le groupe prend alors le contrôle de Cegédur en 1964, puis de Tréfimétaux en 1967. Dans ce nouvel environnement, l’indépendance des Forges de Crans est de plus en plus difficile à maintenir et finalement en 1967 ses dirigeants acceptent de passer sous le pavillon Pechiney. Cette acquisition ne remet pas en question la pérennité du site qui venait de se moderniser. Les Forges de Crans poursuivent durablement leur activité au sein du grand groupe français de l’aluminium.

Références

Alter Norbert, Les logiques de l’innovation, Approche pluridisciplinaire, La Découverte, 2002

Chapel Vincent, « La « poêle magique » ou la genèse d’une firme innovante », dans Entreprises et histoire, n° 23, 1994/4, p. 63-76

Edgerton David, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Le Seuil, 2013

Giandou Alexandre, Grinberg Ivan, « Éléments pour une histoire des Forges de Cran (1907-1983) », dans Cahiers d’histoire de l’aluminium, n° 31, 2002/2003

Rivier, Paul, « Innover et réussir ensemble, les leçons de l’aventure Tefal », dans Le journal de l’école de Paris du management, vol. 116, n° 6, 2015, p. 16-22

Varaschin Denis, Bonin Hubert et Bouvier Yves, Histoire économique et sociale de la Savoie de 1860 à nos jours, Librairie Droz, 2014

Vinay René, « L’extraordinaire histoire de la poêle Tefal », dans Revue de l’aluminium, n°324, 1964/10, p. 1051-1058